À 18 ans, une dotation universelle & un revenu de base inconditionnel dégressif
Le contraire d’une société d’héritiers n’est pas une société de spoliation ou d’égalitarisme extrême, mais une société de transmissions.
Depuis de nombreuses années notre débat public bruisse d’une “Crise de la transmission”. Les transmissions scolaires, la transmission des “valeurs”, sont probablement les exemples les plus communs. Notre société n’assurerait plus un certain nombre de transmissions essentielles à sa pérennité. Un tel débat ne manque pas de désigner les jeunes, ou à tout le moins certains jeunes, comme réticents à ces transmissions.
Mais plutôt qu’à une non transmission, ce sont les transmissions collectives qui sont de moins en moins assurées, alors que les transmissions “privées”, “familiales”, se trouvent renforcées. La mixité scolaire est contournée allègrement par des stratégies résidentielles à la hauteur des moyens de chacun. Les années scolaires n’assurent pas une réduction mais au contraire concourent à accroître les inégalités culturelles. Le développement exponentiel du recours à des cours privés renforce cette dynamique. Le poids des réseaux sur un marché du travail dérégulé et très mouvant ne cesse de se renforcer, etc.
Ainsi n’allons-nous pas vers une société dans laquelle chacun n’acquiert, en quelque sorte, que ce qu’il possède déjà, familialement parlant ?
Alors-même que des tendances lourdes à l’individualisation des parcours, au creusement des écarts de revenus, à la progression des inégalités de patrimoines, sont à l’œuvre, nos institutions baissent toujours plus la garde quant à l’organisation de transmissions socialisées et, a contrario, font le jeu, accompagnent et accentuent la logique des héritages privés.
Pour faire face à ces défis, les députés socialistes proposent l’instauration d’une Dotation Universelle pour tous les jeunes à dix-huit ans et d’un Revenu de base accessible dès 18 ans sous conditions de ressources.
Le revenu de base inconditionnel
Ce dispositif vise à assurer à toute personne majeure un minimum de 564 euros mensuel versé automatiquement en lieu et place du RSA et de la prime d’activité, de manière dégressive en fonction des revenus de la personne pour garder une réelle incitation au travail, et de manière inconditionnelle pour permettre aux travailleurs sociaux de concentrer leurs interventions sur l’accompagnement et non le contrôle des personnes.
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La dotation universelle
Alors que les inégalités de patrimoines s’accroissent plus fortement encore que les inégalités de revenus, pour que démarrer dans la vie ne soit pas le privilège de quelques-uns, ce dispositif ouvre le Compte Personnel d’Activité de toute personne à ses 18 ans avec un crédit de 5 000 €, qui peut être librement utilisé pour des projets de formation, de mobilité ou d’entrepreneuriat.
Une histoire ancienne et très actuelle
Déjà en 1797, Thomas Paine, dans La Justice agraire, envisageait une dotation universelle d’un montant de 15 livres pour tous les jeunes adultes (21 ans à l’époque).
L’idée de dotations en capital se retrouve dans le courant en faveur d’un “nouvel égalitarisme fondé sur le patrimoine” (asset based egalitarism) à la suite de la Théorie de la Justice de John Rawls. Les politologues américains Bruce Ackerman et Anne Alstott ont notamment proposé en 1999 qu’une dotation (grant) de 80 000 $ soit allouée à tous les citoyens américains. Cette dotation serait versée en quatre fois entre les âges de 18 et 21 ans. Ils ont justifié leur proposition par l’objectif de démocratiser l’accès de tous les citoyens à la propriété privée, fondement du bon fonctionnement d’une société dans laquelle chacun aura ainsi quelque chose à « miser » (stake). Il s’agit donc de faire de chaque citoyen, par l’accès à la propriété, une véritable partie prenante, et de rendre ainsi la société davantage “participative” (“société participative” est la traduction française la plus commune de l’expression “stakeholder society”). Dans ce modèle, l’usage de la dotation serait totalement libre, à charge toutefois pour la personne de la “restituer” à son décès, augmentée le cas échéant des intérêts s’il a réussi à faire ffructifier sa mise. Pendant les cinquante premières années de montée en charge du dispositif, la dotation serait financée par une taxe de 2 % sur les grandes fortunes (patrimoines supérieurs à 230 000 $ en 1998) ; après cette montée en charge, la dotation serait financée par le “retour” (payback) des dotations qui ont fructifié et, si besoin, par une taxe sur la richesse dont le taux serait plus faible que pendant la période de montée en charge.
Au Royaume Uni, les économistes David Nissan et Julian Le Grand ont proposé un mécanisme de dotation intitulé “demogrant” : chaque individu recevrait, à la naissance ou à sa majorité, un capital de 10 000 £, destiné à “démarrer dans la vie”. Le demogrant est financé par une réforme de grande ampleur de l’impôt sur les successions (inheritance tax). Il est versé par le gouvernement sur des comptes bancaires, les comptes d’accumulation du capital et d’éducation (Accumulation of Capital and Education –ACE- account). Le tirage sur ce compte n’est possible que pour financer l’accumulation du capital (paiement d’un appartement, d’une maison, investissement dans une entreprise notamment) ou l’éducation (études supérieures et formation continue ou toute dépense visant à accroître le capital humain de la personne). Les comptes sont gérés par des autorités (trustees) qui valident la conformité de l’objet de la dépense.
S’agissant d’un Revenu de Base, les idées de Paine ont pu inspirer les “socialistes utopiques”. Dans son ouvrage Solution au problème social, publié à Bruxelles au même moment que le Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels (1848), Joseph Charlier formule ce qui est considéré comme la première proposition élaborée d’allocation universelle. Juriste belge proche de Charles Fourier, Joseph Charlier défend l’idée d’un “dividende territorial” qui, comme la dotation imaginée par Paine, constitue une contrepartie à l’injustice que représente la propriété privée de la terre.
Au XXème siècle, cette idée d’un revenu de base comme instrument de justice sociale est reprise notamment par Bertrand Russel dans Roads to Freedom (1918), ou encore par John Rawls qui, dans sa Théorie de la Justice (1971), confère au gouvernement le rôle de garantir un minimum social. Des économistes libéraux proposent également la mise en place d’un revenu de base dans le cadre de l’économie de marché. Milton Friedman théorise ainsi, dans Capitalisme et Liberté, paru en 1962, le revenu universel sous la forme d’un impôt négatif, destiné à remplacer le système de protection sociale existant alors aux États-Unis. De l’autre côté du spectre politique, l’idée d’un soutien inconditionnel au revenu, à travers la mise en place d’une allocation universelle ou d’un crédit d’impôt est également développée par l’économiste néo-keynésien James Tobin.
Là aussi il s’agit d’un débat d’actualité depuis plusieurs années.
Des modèles de revenu de base aussi nombreux que différents dans leur inspirations et dans leurs modalités de mise en œuvre.
En France, un revenu universel est défendu dès 1974 par Lionel Stoléru, à la suite de la parution de son livre « Vaincre la pauvreté dans les pays riches ». Les défenseurs du revenu de base se sont structurés autour de l’Association internationale pour un revenu d’existence (AIRE), créée en 1989, et du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), créé en 2013.
Le MFRB définit le revenu de base comme « un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement ». Pour ce mouvement, le revenu de base est un revenu individuel, versé à tous sans condition de ressources ou exigence de contrepartie.
Plusieurs laboratoires d’idées se sont également intéressés au revenu de base, dans des optiques différentes. Le think tank “Génération Libre”, animé par Gaspard Koenig, propose ainsi la mise en place d’un revenu de base appelé “Liber”, dont le contenu est détaillé dans une note de mai 2014. Ce dernier prend la forme d’un crédit d’impôt, calculé pour permettre à chacun de subvenir à ses besoins fondamentaux. Le “Liber” serait financé par un impôt proportionnel (flat tax) sur tous les revenus et au premier euro. Il aurait vocation à se substituer aux minima sociaux, à une partie des prestations familiales mais également aux bourses de l’enseignement supérieur.
La Fondation Jean Jaurès propose quant à elle une vision très différente du revenu de base. Développée dans une note de mai 2016, elle privilégie une approche social-démocrate qui conçoit ce revenu comme “une adaptation de la protection sociale, héritée des Trente Glorieuses, aux nouvelles formes de travail et notamment au développement de la pauvreté laborieuse”. Elle plaide en faveur d’un revenu au montant proche du seuil de pauvreté (environ 750 euros par mois), financé par une réorientation de l’ensemble de l’assiette actuelle de financement de la protection sociale, y compris les cotisations vieillesse et maladie.
Le Conseil national du numérique s’est également penché sur le revenu de base dans un rapport de janvier 2016 intitulé “Travail, emploi, numérique, les nouvelles trajectoires”.
Cette question a enfin fait l’objet de débats parlementaires. À l’Assemblée nationale, des amendements identiques au projet de loi pour une République numérique ont été présentés par notre collègue Delphine Batho et par notre ancien collègue Frédéric Lefebvre, avec des motivations différentes. Au Sénat, une proposition de résolution pour l’instauration d’un revenu de base, portée par le groupe écologiste, a fait l’objet d’un débat en séance publique en mai 2016. D’autres personnalités politiques, comme Dominique de Villepin, Nathalie Kosciusko-Morizet ou Christine Boutin, se sont également positionnées en faveur de la mise en place d’un revenu universel.
Enfin, la campagne présidentielle de 2017 a été l’occasion d’un nouveau débat sur ces sujets autour de la proposition du candidat socialiste Benoît Hamon d’un “revenu universel d’existence” (RUE). Ce revenu devait être versé “chaque mois, automatiquement et sans démarche par les administrations fiscales et sociales […] dès l’âge de 18 ans, pour toute personne gagnant moins de 1,9 SMIC brut par mois soit 2 800 euros (ou 5 600 euros pour un couple)”.
Cette même fondation a accompagné la proposition d’expérimentation dont procède aujourd’hui notre projet en publiant un certain nombre de travaux qui l’ont accompagné.
Participons à un mouvement européen
Fondé en 1986, le “Basic Income European Network” (BIEN) est un réseau d’universitaires et d’activistes qui promeut la mise en place d’un revenu garanti octroyé de manière inconditionnelle et universelle à tous les membres d’une communauté politique.
Le Child Trust Fund britannique a été le modèle le plus abouti. Après quatre ans de consultation publique, Gordon Brown, annonçait ce dispositif en janvier 2005. Il consistait à donner un bon (voucher) à tous les enfants britanniques à la naissance. Ce bon a été endossé dans des établissements bancaires agréés. Il est relativement faible dans son dimensionnement et complexe : chaque enfant, né à partir de septembre 2002, vivant au Royaume-Uni et dont les parents ont demandé à bénéficier du Child Benefit (système universel d’allocations familiales) avait droit, à sa naissance, à 250 £ (357 euros), sans avoir besoin de déposer une demande supplémentaire. Une autre dotation était versée à nouveau à l’âge de 7 ans, obéissant à des barèmes identiques.
Les dotations aux comptes ont été supprimées par David Cameron en janvier 2011. Les livrets demeurent actifs. L’échec du CTF est donc intervenu sans même qu’il ne soit jamais véritablement entré en vigueur.
Du 1er juin 2017 au 31 décembre 2018, deux mille chômeurs finois tirés au sort ont perçu 560 euros mensuels sans aucune contrepartie. Plusieurs signes démontrent que ce revenu de base a amélioré l’existence de la population concernée. En l’occurrence, 55% de ses bénéficiaires se sont déclarés “en bonne ou très bonne santé” (contre 46% dans le groupe témoin) et 17% ont signalé des niveaux de stress inférieurs à ceux du groupe témoin (25%). Par ailleurs, il n’a pas désinciter à la reprise d’activité. 43,7% des personnes disposant du revenu de base ont retrouvé un travail alors que 42,85% des chômeurs sans ce même revenu de base ont regagné le marché de l’emploi.
Et plus globalement, de nombreux projets voient le jour en Europe :